Mourir, la belle affaire, mais…

Par Jean-François Habermacher.

Devant la mort, on ne fait pas les rigolos. Les masques tombent. Elle nous touche au plus intime, au plus profond. Malgré tous les soins qui nous seront prodigués, malgré la présence, l’affection des proches et des amis, cette aventure restera mon aventure, pour autant bien sûr qu’il me soit donné de la vivre…

Quant à la mort de Jésus que l’on s’apprête à célébrer, je me distancie aujourd’hui de plusieurs interprétations chrétiennes classiques. Je ne crois pas, par exemple, que Jésus ait été programmé pour mourir, pour offrir une prestation compensatoire ou pour subir le châtiment divin à notre place. « La mort de Jésus est le fait des hommes, non une exigence de Dieu ». Mais que faire alors de cette conception sacrificielle de la mort de Jésus qui a marqué notre culture et qui semble encore donner le ton dans la plupart des Eglises chrétiennes actuelles ?

J’aimerais évoquer, dans ces quelques lignes, la manière dont l’expérience de la mort et celle du Christ me touchent et m’interpellent aujourd’hui encore.

Je m’appuie d’abord sur un texte que Rilke écrivit en 1903, préfacé et traduit en français en 1940 par Arthur Adamov, sous le titre le Livre de la pauvreté et de la mort.

Mourir

Rilke savait que la mort est le jugement décisif de l’homme.

Alors, il n’y a plus rien à cacher. A l’heure de la mort, l’homme est, ou bien arrêté par la peur, il ne reconnaît pas celle qui vient, il n’est pas prêt à la grande visite, il se rétracte en proie à la terreur, ou bien ce qui le meut, son âme, son amour sont plus forts que l’arrêt de son cœur, il dit oui à celle qui l’emporte, il la reconnaît (…).

« Le fruit qui est au centre de tout, écrit Rilke,
C’est la grande mort que chacun porte en soi » (…).

« Car la pauvreté est comme une grande lumière au fond du cœur.
Tu es le pauvre, le dénué de tout,
Tu es la pierre qui roule sans trouver le repos,
Tu es le lépreux hideux dont on se détourne
Et qui rôde autour des villes avec son grelot.
Pas plus que le vent tu n’as de lieu
Et ta beauté cache mal que tu es nu »…

Devant la mort, on ne fait pas les rigolos. Les masques tombent. Elle nous touche au plus intime, au plus profond. Malgré tous les soins qui nous seront prodigués, malgré la présence, l’affection des proches et des amis, cette aventure restera mon aventure, pour autant bien sûr qu’il me soit donné de la vivre…; je songe alors au Désert des Tartares où le héros passe sa vie à attendre l’ennemi qui ne vient pas. Et qui finalement viendra, mais sous les traits de la maladie. Comme si Dino Buzzati voulait nous dire que le lieu du combat, c’était bel et bien notre propre mort. C’est pourquoi, devant le mystère des choses, la mort appelle une réponse personnelle, risquée, exposée. On ne philosophe pas pour faire joli, mais pour sauver sa peau… C’est pourquoi aussi nos images de Dieu, de la foi, de la mort de Jésus sont peu de choses si elles n’engagent une posture existentielle, une manière d’être au monde… Réduire la mort – comme Dieu d’ailleurs… – à un simple objet de connaissance, c’est aussi une manière d’éviter l’abîme de la question. Dans le savoir sur la mort, la mort tout au plus nous frôle, mais elle ne nous touche pas. C’est pourquoi, il convient d’être en éveil, de demeurer vivant…

Charles-Ferdinand Ramuz, dans la Vie de Samuel Belet, semble évoquer quelque chose de cela : « Il me reste à attendre et à vivre de mon mieux jusqu’au terme fixé. Car l’essentiel est qu’il faut vivre quand même et qu’il faut mourir encore vivant… Il y en a tant qui sont des morts vivants quand la mort vient les prendre. Ils sont morts dans leur cœur depuis longtemps. Et c’est sur ce cœur qu’il faut que je veille jusqu’au bout… ».

Mort du Christ

Je propose donc de comprendre ce qu’il en est de notre propre mort en lien avec ce qu’il en fut de la mort de l’homme de Nazareth.

Un constat d’abord : au sein du second Testament, nous rencontrons de nombreuses interprétations de la mort du Christ. Cette pluralité de significations fait écho au fait que Jésus lui-même, selon toute vraisemblance, n’a donné aucune interprétation particulière de sa mort. A l’origine de la compréhension de la mort du maître, il y a donc une pluralité de points de vue ; à l’image de ce que nous faisons lorsque nous constatons un accident, un vol ou une mort soudaine et brutale. Pour qu’il fasse sens, le « fait » de la mort de Jésus – son exécution sur la colline du Golgotha – a été placé d’emblée dans un contexte pluriel de significations. Ainsi, les premiers chrétiens y ont vu un sacrifice, une mort expiatoire, une mort pour nous, un don de soi, un innocent victime de la violence humaine, une mise en échec de la loi juive, une mise en question de la sagesse des hommes, etc…

Interprétations

Aujourd’hui, je me distancie de plusieurs interprétations traditionnelles de la mort de Jésus. Je ne crois plus que Jésus ait été programmé pour mourir, pour offrir une prestation compensatoire ou pour subir un châtiment divin à notre place. « La mort de Jésus est le fait des hommes, non une exigence de Dieu » (André Gounelle). Autrement dit : « Jésus n’est pas venu pour mourir, mais pour accomplir une tâche, une mission et il en meurt… » (Pierre Gisel). Je ne crois donc pas que Dieu nous « sauve » grâce ou à cause de la croix ; je crois qu’il exerce sa force de libération, de guérison, sa force bienfaisante et salvatrice malgré la croix, en dépit de la mort injuste de son envoyé… Pourtant je pense que quelque chose d’essentiel de Dieu se dit avec la Croix ou à travers elle.

Vous avez dit « sacrifice » ?

Ce qui est étrange avec l’interprétation sacrificielle, c’est que malgré ses difficultés et ses dérives, c’est elle qui s’est imposée dans l’histoire du christianisme et dans l’inconscient collectif chrétien. S’agit-il pour autant de la congédier, en raison de ses travers incontestables ? Une expérience personnelle m’a permis d’en mesurer les enjeux. Il m’a fallu une rencontre avec des parents endeuillés par la mort d’un fils pour que quelque chose de ce vieux langage sacrificiel m’ouvre l’accès à une expérience essentielle. Dans cette famille, ce fils avait fait les quatre cents coups. Depuis longtemps, il avait pris distance et coupé les ponts avec la famille dans laquelle il avait vécu. Lorsqu’il se sut atteint irrémédiablement dans sa santé, il fit un chemin personnel qui l’amena à reconstruire des ponts là où s’étaient érigés des murs… Le dialogue se restaura, des contacts se renouèrent. Le jour de son enterrement, sa mère déclara: « Je ne sais pas pourquoi notre fils a connu une telle destinée. Mais je sais que sa maladie et sa mort ont été l’occasion d’un renouveau… Peut-être, ajouta-t-elle, a-t-il fallu aller jusque-là pour que la vie puisse refleurir »…

Cette femme venait de me donner une clé pour entendre autrement cette étrange expérience qu’une mort d’homme peut être source de vie… La Croix illustre alors ces situations paradoxales où le meilleur peut surgir parfois au travers du pire. Comme si la vie ne pouvait se résoudre à abandonner la mort à elle-même…

A la question des humains : La mort n’est-elle qu’un lieu de mort, un lieu d’abandon, de déréliction, de solitude, un lieu tragique, un abîme sans fond ?, l’intuition chrétienne est de pressentir que par sa mort, le Christ ouvre un accès à la vie. La mort peut devenir chemin de naissance, chemin de vie, un peu comme celles et ceux qui, à travers toutes les époques, luttent, s’opposent et résistent aux multiples formes d’oppression, libèrent leurs semblables, au prix souvent de leur propre vie… En donnant sa vie, en allant jusqu’au bout de ce qu’il tient pour l’essentiel de Dieu et des hommes, Jésus accomplit pour nous (en notre faveur) ce que nous ne réalisons qu’imparfaitement : être humain selon Dieu. C’est dans ce don en faveur de l’humain en l’homme que se tient, à mes yeux, le moment de vérité du sacrifice du Christ. Qui est d’aimer jusqu’au bout, hors dolorisme, glorification de la souffrance, hors moralisation et culte des héros. Contre les évidences et les résignations faciles, la Croix n’est donc pas un échec fondamental. Vendredi Saint devient le lieu où le Jour se lève, où quelque chose de la vie affleure, où l’ombre vacille, où la vie, malgré tout, redevient possible… Ainsi, en suant sang et eau, le Christ approuve-t-il la vie jusque-là… Avec Vendredi Saint, le croyant peut faire un pas de plus dans l’approfondissement de sa condition mortelle. Il peut y faire face, adossé à l’expérience d’un autre…

Il y a donc d’innombrables manières d’évoquer la mort du Christ. Pour moi, dans cette mort, il y a quelque chose du meurtre de la parole. Ce qui meurt, c’est la parole première, originaire, donatrice, dont le Christ est porteur et témoin. Ce qui meurt, c’est une promesse inaugurale qui origine et destine notre existence. C’est la crucifixion d’une parole d’humanité, capable de construire l’humain en l’homme ; d’une parole qui donne aux humains d’habiter dans le Jardin de la vie, hors des ténèbres et de la destruction. Pâques sera une manière de nous redire que la parole aimante, à l’œuvre dans la vie de Jésus déjà, traverse les puissances mortifères qui ne cessent de nous aliéner, de nous crucifier…

Ne fallait-il pas que le Christ souffrît ?

(Evangile de Luc, chapitre 24, verset 26 ; voir aussi, 9,22 ou 17,25).

Certains diront : « Mais n’y a-t-il pas dans le Livre des chrétiens, des passages qui présentent la mort de Jésus comme une nécessité ? A maintes reprises, en effet, il est dit dans les Evangiles qu’il fallait que le Christ souffrît pour qu’il puisse sauver et racheter les hommes. Comment entendre cela ? S’agit-il d’une sorte de « nécessité divine », de « logique métaphysique », de « calcul de Dieu » [du style : Dieu a voulu – c’était son plan, son dessein -, que son fils bien-aimé souffrît et mourût et qu’il fallait cela pour que l’homme vive… (on tient là l’interprétation sacrificielle classique chère à la théologie chrétienne et à un grand théologien médiéval, Anselme de Cantorbéry)].

Mais je peux comprendre le « il fallait » comme une sorte « d’urgence existentielle » : le Christ, en tant qu’être nouveau, ne pouvait se situer ailleurs que là où l’homme a le plus mal, en prenant sur lui, l’inéluctable et l’inacceptable, les trois grandes détresses de l’homme que sont la souffrance et la mort, l’injustice et l’absurde, la solitude et l’abandon (Karlfried Graf Dürckheim).

Le « il fallait » renvoie moins à une « logique divine rationnelle » qu’à une « logique spirituelle, existentielle », à une pratique, à une sagesse de vie. Par sa mort en Croix, le Christ nous ouvre la voie du consentement à ce qui dans nos vies demeure inéluctable. C’est dans cette extrême humilité vis-à-vis des forces qui nous dépassent que se déroule « le véritable combat ». Sur cette voie, le Moi, l’ego est ébranlé et dé-centré… Il est, comme l’évoque Rilke, nu, fragile et vulnérable… Sans qu’un tel constat aboutisse cependant à le nier, à le re-nier, à l’humilier ou l’abolir; l’enjeu est simplement de l’alléger ; de lui redonner sa juste place et valeur. La voie consiste à délester le Moi de son emprise excessive. Pour trouver notre je, renouer avec notre être profond, ce que nous sommes au plus intime de nous-mêmes, il nous faut apprendre à désactiver l’ego. C’est ce que nous disent les voies spirituelles. Ainsi : « Connaître la Voie, c’est se connaître soi-même. Se connaître soi-même, c’est s’oublier soi-même… Et s’oublier soi-même, c’est être un avec les dix mille choses » Dôgen (maître zen japonais du 13e siècle).

C’est en désactivant l’emprise de l’ego qu’il peut être donné à l’homme de faire l’expérience, au cœur même de sa vulnérabilité, de la grande force de l’Etre, de cette « Lumière brisée » qui nous éclaire et donne sens à ce qui n’en a pas, de cet « amour divin qui peut nous envahir et nous prendre dans une étreinte inconnue » (K.G. Dürckheim). L’expérience de l’être nouveau, c’est l’expérience d’un être sans appui qui s’éprouve pourtant appuyé… Dans la plus profonde souffrance, l’absurdité sans nom et la tristesse sans fond, je puis faire l’expérience surprenante d’être paradoxalement habité par la joie…

Aucune réalité humaine, même la pire et la plus atroce, n’existe en dehors de cette présence divine, de la tendresse infinie de Dieu. Il m’est arrivé, dans quelques minutes heureuses de ma vie, de goûter quelque chose de cela…

Illustration: wikipédia

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