Veilleur, où en est la nuit?

«Ne racontez pas ce qui est arrivé au matin de Pâques.
D’ailleurs, qui parmi vous pourrait le savoir?
L’acharnement à vouloir aussi bien prouver que nier
l’historicité de Pâques est aussi douteux que suspect.
Parlez plutôt de cette lumière qui peut éclairer nos nuits.
Evoquez ce qui vous est arrivé à partir de là.
Vivez quelque chose qui peut m’arriver à moi aussi…».

D’après Gérard Rolland, La condition passagère

Décidément, la symbolique pascale est redoutable. En témoigne l’étonnante facilité de bien des discours chrétiens, où le plus inouï tombe dans la banalité, laissant stupéfaites ou exaspérées les oreilles quelque peu exigeantes. Parce qu’elle a pu signifier, à travers les âges, aussi bien l’exaltation de l’au-delà (une garantie d’immortalité!) que la prestation compensatoire à une vie de misère et d’effroi (l’opium du peuple!), Pâques s’expose au soupçon de projection et d’illusion du désir. Le récit pascal, trop beau pour être vrai, ne serait-il alors qu’une façon de domestiquer le tragique de la mort et de déserter la réalité humaine?

Rhétorique chrétienne

D’où, peut-être, la propension de la rhétorique chrétienne à vouloir fixer l’aube du matin de Pâques en une position intellectuelle assurée, voire en certitude historique. Or, à mes yeux du moins, il en va d’abord d’une connaissance d’orientation et d’action, d’une attitude existentielle qui accueille et honore aussi bien la fragilité que la force de la personne, son profond mystère, au nom d’une promesse de vie et d’une hospitalité infinie

Ces querelles d’approches ne sauraient pourtant éluder l’interpellation: «Si vous dites, chrétiens, que le Christ est ressuscité dans la gloire et qu’il a changé le train du monde, où voyez-vous cette grande mutation? N’est-ce pas le juif qui a raison, qui persiste dans l’attente ou le grec qui ne croit pas à l’histoire et vise la contemplation d’un divin impassible?» Le christianisme, dans sa dynamique propre, demeure une religion de l’entre-deux, qui vit d’une jointure paradoxale du Ciel et de la Terre et qui se doit, dès lors, de déployer les traces de cette «transformation» pour l’être humain et le monde.

La traversée de l’abîme

S’il est difficile, aux modernes que nous sommes, d’entendre aujourd’hui ce qui affleure dans l’événement pascal, c’est en raison même de notre difficulté à nous ouvrir au mystère de la réalité et à percevoir la profondeur des choses. La tradition biblique le souligne pourtant avec insistance: la résurrection, en son mouvement premier, est une expérience de vue et de regard (n’est-ce pas ce que soulignent déjà les récits d’apparitions?). Regard posé sur nous-mêmes, sur les êtres qui nous entourent et les événements qui nous adviennent. Si la dramaturgie chrétienne lie fortement Vendredi Saint à Pâques, c’est que la résurrection dit quelque chose du rapport que l’homme noue avec sa finitude et sa mort. En contestant la pente naturelle du monde, l’événement pascal ouvre la possibilité que la mort – lieu du négatif, du tragique, du délaissement ou de la déréliction – ne soit plus la clé de voûte de la condition humaine, ni son point final.

La résurrection témoigne alors de ce qui sort l’être humain de l’abîme, de cette venue incessante de la vie au travers du règne du négatif et de la folie meurtrière. Insurrection formidable contre ce qui détruit l’homme. Jubilation qui donne aux humains de pouvoir vivre et s’accueillir comme don et non vertige de mort. En somme, le plus que nécessaire où notre humanité vient à naître. Pâques cristallise et symbolise tout ce qui vise, sinon un dépassement, du moins une traversée du négatif. Dire que cela même relèverait de l’illusion, n’est-ce pas alors consentir à ce que l’être humain, en sa vérité quotidienne et ultime, ne soit qu’un être pour la mort? C’est à cette mémoire que nous faisons appel lorsque nous déclarons le jour de Pâques: «le Christ est ressuscité!».

L’œil vivant

Mais la résurrection n’est pas seulement une riposte face à la finitude, au tragique ou à la banalisation de la vie. Elle dit quelque chose de la vérité du temps que nous habitons. Comme si notre condition passagère se trouvait requise par la face cachée du temps, élevée pour ainsi dire à sa dimension éternelle. Verticalité au cœur même de l’horizontalité des hommes. Cette éternité lovée au cœur du temps arrache «l’éternel retour du même» à son rythme cyclique et à sa logique répétitive, dès lors que chaque instant porte, en lui-même, la trace de l’éternité, en constitue comme la «porte d’entrée». Expérience subtile de la réalité qui nous invite à scruter la plénitude du temps au cœur même de la fragilité et fugacité de notre condition humaine.

C’est pourquoi, Pâques est une expérience de l’œil vivant. Où l’homme apprend, dans le dessillement du regard, à voir le visible en vérité, à éprouver la vie autrement, à devenir peu à peu témoin de la percée de l’Etre et de la métamorphose qui en résulte.

Les chrétiens verront là la poussée de l’action transformatrice de Dieu dont la finalité reste l’être humain sain et sauf, l’extase de la vie. Mais ce point de jaillissement qu’est Pâques n’est peut-être fixé en aucune tradition, en aucun langage spécifique, puisqu’il témoigne d’une réalité plus large, commune aux humains que nous sommes. Peut-être même n’a-t-il plus besoin de références exclusives, puisqu’il parle en toute parole humaine, chaque fois que l’être humain sort de l’effondrement et naît en vérité, chaque fois que dans cette vie nous percevons quelque chose de la Grande Vie.

Dans Electre de Jean Giraudoux, une femme demande: «Comment cela s’appelle-t-il quand le jour se lève dans le froid, que tout paraît gâché, saccagé, mais que pourtant l’air se respire? ». Electre la renvoie au mendiant qui lui répond: «Cela porte un très beau nom. Cela s’appelle l’Aurore».

Jean-François Habermacher
Pâques 2014