Le voyage magnifique

A Lucas G. et Kevin K.,
à vélo sur les routes du monde…

Comment préparez-vous vos vacances? Etes-vous de ceux qui planifient à l’avance, sortent cartes de géographie et guides, choisissent les itinéraires et contactent les gîtes où trouver un repos bienfaisant? Ce serait, ma foi, ma pente naturelle, même si nous savons tous que les aléas de la route et du voyage viennent vite chambouler d’aussi belles organisations… Chacun se débrouille comme il peut avec l’inconnu!

L’esprit nomade

Au début de l’été dernier, nous avions quelques jours de vacances sans projets, lorsque ma famille lança l’idée de partir, au hasard, vers une contrée de Suisse pour nous encore inconnue. Nous partîmes donc, sans itinéraire ni réservation, nous laissant guider par l’intuition du moment, la beauté du paysage, la couleur sombre des lacs et des montagnes, la curiosité éveillée par ce qui se donnait au regard attentif… Cette escapade, loin de l’aventure «extrême», fut l’occasion d’une découverte intérieure, la simple expérience d’un «voyage magnifique». Je sentais confusément que cette autre manière de voyager, sans programme ni horaire, dessillait l’œil intérieur, avivait une perception du monde faite davantage de disponibilité que de voracité, d’ouverture que de maîtrise, d’étonnement que d’amoncellement. C’était comme si le monde, rendu à lui-même, pouvait enfin être ce qu’il est et que dans ce «laisser être», des pans insoupçonnés de ce qu’il avait à offrir se dévoilaient… Impénétrable simplicité de ce qui est. Bouleversement des coordonnées élémentaires. Présence à neuf du monde. Présence aimante au monde. Un soir, de retour à l’hôtel, alors que je feuilletais l’Esprit nomade de Kenneth White, ma femme me dit simplement: «En somme, ces jours-ci, tu vis ce que tu lis!».

Le bonheur de marcher dans le monde

J’ai un peu mieux saisi pourquoi la marche m’apportait tant. Elle invite d’abord à penser le monde dans le plein vent des choses et rappelle à l’homme sa belle potentialité. En se promenant pour «s’aérer la tête», le marcheur sait d’expérience que lorsqu’il chemine, la pensée s’éclaire et qu’il lui est possible de prendre de court la saturation des idées et des discours. Mais sait-il, d’expérience aussi, que celui qui a le corps et l’esprit entravés par les pensées perd la paix de l’âme? La marche n’est pas qu’un bain de jouvence pour le mental. Comme le voyage, sans programme ni horaire, la marche allégée du poids des coordonnées et des systèmes de repérage initie une autre géographie de l’esprit. Elle augmente notre sensation primordiale du monde. Elle apaise la pensée sortie de ses gonds, celle qui avance par autoallumage, emballements et ratiocinations, qui ne connaît ni fatigue ni repos. En marchant vraiment avec ses talons (donc pas seulement avec ou dans sa tête), le promeneur joue avec la physique du corps. Il en abaisse le centre de gravité. C’est pourquoi la marche inaugure une autre «topologie du moi», un autre lieu, un autre espace, une autre place. Notre espace est tellement rempli de notre «moi», que tous deux en sont devenus opaques! Nos tyrannies cérébrales oublient le monde. Elles le perdent comme elles perdent le nord. Or la marche, comme le voyage, civilise l’ego. Elle l’humanise, lui fait toucher la terre et ses racines ; le relie à ce qui l’entoure, l’englobe, le tient, le maintient et l’excède, à ce qui survient quand il est vraiment nu et exposé. Se révèle alors la démesure qu’il y a à vouloir prendre toute la place, à se tenir résolument au centre de tout, en juge des êtres et des choses. L’homme de ce temps, «cet enfant gâté qui a trop longtemps occupé le devant de la scène en réclamant une attention exclusive», commencerait-il à pressentir cette salutaire délocalisation du moi? Ce qui émerge de telles déambulations est un étrange sujet, sans identité fixe, qui s’étale sur le pourtour du cercle dont il a déserté le centre… C’est l’homme de la route et du chemin, des errances et des itinérances, tenté par le vent qui pousse les nuages, exposé à la pluie et au soleil, habité par la voix silencieuse du monde et l’expérience purifiée de soi : ce n’est plus moi qui marche, c’est la marche qui s’effectue en moi. Effacement d’un sujet omnipotent, absolu fantasmé, qui joua un rôle si commode dans le développement de l’Occident.

Voyage initiatique

Marcher ainsi les pieds sur terre, arpenter les territoires bigarrés du monde, dans la disponibilité et l’ouverture, c’est entrer en résonance avec le voyage spirituel du méditant. Si marcher, c’est être en mouvement vers cette Terre promise qui nous porte et nous transporte, si pérégriner, c’est ressentir la merveilleuse réalité d’être vraiment au monde et s’approcher du site où nous pourrons trouver demeure, n’est-ce pas cela même que tous les mystiques ont cherché à décoder sous les noms vertigineux de Dieu, de l’absolu, de l’être ou du vide? Dans ce périple, chaque montée, descente ou plateau peut devenir l’occasion d’un pèlerinage vers l’Ouvert qui se tient en chacun. Voyage initiatique en somme. Voyage ex-statique, si l’on veut, qui nous fait sortir de nous-mêmes pour nous faire entrer dans le mystère insondable de l’être, la part manquante d’où nous sommes. Marcher à l’étoile, sur ces grands espaces ouverts, où chacun ne peut plus, pour soi-même, qu’avancer sans bruit. Non sans joie et gratitude.

Jean-François Habermacher