La chrétienté est morte… Vive l’Evangile ! (Episode 2)

Vous êtes-vous déjà réveillés un matin en vous demandant : «Pourquoi donc se lever aujourd’hui et faire ce qui est à faire»? La vie, telle qu’elle est, avec ses abîmes et ses sommets, ses joies et ses peines, ses grandeurs et ses vicissitudes vaut-elle vraiment la peine d’être vécue? Ne faudrait-il pas se rendre à l’évidence des propos du philosophe et écrivain roumain Emil Cioran et parler, avec lui, de l’inconvénient d’être né? Bien plus, de quel droit peut-on imposer à des personnes de venir au monde alors qu’elles n’ont rien demandé? Est-il légitime de vouloir prolonger ainsi la vie de l’espèce? Au nom de quoi pouvons-nous préférer que l’aventure humaine continue, que l’espèce humaine se perpétue plutôt qu’elle ne s’arrête et disparaisse? Au fond, la vie est-elle un bien suffisamment grand pour que l’on se sente légitimé non seulement à l’habiter, mais à la perpétuer, en appelant d’autres à y prendre place?

Vous avez dit «métaphysique»?

Si vous vous posez ce genre de questions, c’est que vous faites déjà de la «métaphysique». Un peu comme jadis Monsieur Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. Vous cherchez des «raisons» à ce qui déborde la raison, du sens à ce qui relève de l’ambiguïté et du mystère fondamental de la vie. Affirmer, par exemple, que l’être vaut mieux que le néant, que le processus vital demeure préférable à son anéantissement, que l’amour est plus fort que la haine, que la justice et l’équité priment sur la seule défense d’intérêts privés, de telles affirmations (comme d’ailleurs leur négation) ne reposent pas uniquement sur des considérations objectives et rationnelles, mais relèvent de «postures personnelles», de «décisions existentielles» qu’aucune démonstration logique et argumentation ne parviendront entièrement à confirmer ou infirmer. Le sens que vous cherchez ne relève pas d’abord d’une vérité assurée (d’une preuve), mais d’un travail de la pensée et d’un positionnement personnel susceptible de répondre aux défis que nous impose la vie. La «métaphysique» n’est donc plus un palais dans les nuages, une superstructure fondée dans le ciel des idées. Elle devient l’infrastructure même de la vie humaine, ce qui la porte, lui donne consistance, valeur et orientation, ce qui fait que la vie, en dépit de ses ombres tragiques et absurdes, peut s’accomplir en demeurant sensée et humaine.

Les ancres dans le ciel

Tel est l’argument du livre de Rémi Brague Les ancres dans le Ciel : l’infrastructure métaphysique (Le Seuil, 2011). Ce philosophe et spécialiste de philosophie médiévale, pense que la légitimité de l’existence comme celle de la valeur de la vie et de sa perpétuation sont devenues, paradoxalement, des questions brûlantes et décisives. A l’heure où plus aucun système et tradition ne peuvent justifier de manière certaine et évidente notre raison d’être et la transmission de la vie, il incombe aux humains de chercher des réponses aux questions ultimes de l’existence pour que la vie humaine reste possible. Ni le plaisir que l’on peut éprouver soi-même à exister, ni le fait nu de «vivre», ni l’affirmation que la vie se transmet par habitude ou par négligence ne parviendront à prendre en charge ces questions dans toute leur radicalité. Pour cela, il nous faut ce que l’auteur appelle une «infrastructure métaphysique», un «ancrage céleste» ou, si l’on préfère, de la hauteur et de la verticalité. Sans qu’il soit nécessaire de recourir à une théologie spécifique ou à une religion particulière, il suffit qu’il y ait du «divin» quelque part, c’est-à-dire une forme de transcendance reconnue et habitée par chacun-e, selon son histoire, sa pensée et ses décisions de vie. Peu importe donc qu’on cherche ce «divin» dans la nature, en un style stoïcien ou dans l’enseignement des religions. Mais pour le bien des humains et de la vie, il nous faut retrouver un humanisme mâtiné de transcendance qui «verticalise» l’homme, élève et approfondisse son regard…

Si de nos jours, la «métaphysique» a déserté la théorie, la démonstration rationnelle ou l’explication de la réalité sur la base d’un schéma de causalités et d’effets, c’est pour mieux se loger dans le travail de la pensée induit par l’expérience et la subjectivité. C’est là peut-être le nouveau destin de la «métaphysique»: mettre en question nos pseudo-certitudes, libérer le réel de son aplatissement par les technosciences et délivrer l’être humain de sa réduction à un pur animal rationnel. Pour éveiller et sauvegarder le bien propre de l’homme: sa capacité d’émerveillement et de reconnaissance ainsi que sa manière de se situer, de répondre du Mystère du monde.

Faut-il encore parler de «métaphysique»?

Si la chrétienté vécut jadis d’une certaine représentation de la « métaphysique » dont il nous faut prendre congé aujourd’hui, la pensée chrétienne actuelle – comme vraisemblablement toute pensée profonde de la vie et respectueuse de l’homme – ne saurait faire l’économie d’un style «métaphysique» et des formes renouvelées de son questionnement. L’ancienne «métaphysique», par son accent sur la connaissance rationnelle et objective aboutissait à des abstractions, à un spectacle mental, à des spéculations qui réifiaient l’individu en le coupant de sa condition historique. Elle oubliait l’être et l’existence de l’homme. La nouvelle «métaphysique», elle, dans sa prise en charge intellectuelle des grandes questions de l’existence restera notamment orientée sur la question du sens de la vie et des réponses existentielles que chaque individu seul pourra donner… L’enjeu demeure: «penser son existence et habiter sa pensée, sans céder sur l’altérité infinie de la vérité» (Denis Müller).