Dans un de ses livres (De surcroît, Quadrige, PUF, 2010, chap. III) le philosophe Jean-Luc Marion nous livre une méditation stimulante sur le regard et son objet, le tableau. Regarder n’est pas voir. Voir, en effet, consiste à laisser le visible, indifférencié, illimité, assaillir nos yeux ; tandis que regarder, c’est cerner des figures, distinguer des plans, arrêter le flux continu du visible pour en encadrer des objets déterminés dans le champ du regard.
Quand le peintre réalise un tableau, il opère une capture semblable, afin de nous offrir sa vision phénoménale du réel. Or, l’étonnant, déjà souligné par Pascal, est que le tableau suscite en nous une admiration plus forte que la réalité dont il dépend, tellement il nous fascine. Le tableau capte notre attention, il nous oblige à revenir à lui sans cesse, alors même qu’il réduit et simplifie le monde. Il agit comme une idole, écrit Marion, en nous arrachant à l’attraction de la terre, à l’immensité du cosmos et en recueillant nos désirs et nos espérances. Telle l’idole, le tableau est puissant par excès de visibilité, par saturation, précisément parce qu’il concentre tout ce qui est à voir dans un profil, dans un cadre. Son efficacité : porter à notre contemplation des choses nouvelles, pour nous les redonner sans cesse ; son défaut : être une idole qui masque ce que la vie a d’invisible, le vrai visage d’autrui, en ne nous obligeant à aucune responsabilité ; le contraire de l’icône, dont le but est de nous mettre en relation avec Celui qui est hors-cadre.
Ces réflexions, peut-être un peu schématiques, attirent notre attention sur le fonctionnement de l’idole : réduction phénoménale qui nous fascine, qui fait briller les choses, qui vole notre admiration au réel, qui nous cache la présence d’autrui. D’un coup, apparaît devant nous le clinquant de notre société électronique, avec ses millions d’écrans, petits et grands, captant tous les regards, et faisant disparaître tout ce qui, de la vie et du monde, leur est inassimilable. Mais il y a aussi toutes les machines, tous les objets qui nous permettent d’exercer un pouvoir, tout en nous renvoyant le reflet de nous-mêmes dont nous sommes avides. Nous le constatons pourtant, ces idoles nous font passer régulièrement à côté de ce qui importe : les êtres qui souffrent, la nature qui souffre.
Dans la Bible, en particulier dans l’Ancien Testament, les idoles dont il est question sont religieuses : de vulgaires figures animales ou humaines, dont les prophètes se moquaient, mais qui, en tant que contrefaçons de Dieu, ont néanmoins exercé un énorme envoûtement. Nous réprouvons évidemment une telle naïveté. Mais n’était-elle pas centrée ? Alors qu’aujourd’hui, nous avons multiplié à l’infini les objets qui nous ensorcellent.
René Blanchet
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