L’Occident, qui se pense libre de tout dogmatisme, a désormais ses martyrs, tombés au champ de la sacro-sainte liberté de presse et d’expression. Deux logiques implacables s’affrontent, comme les rouages d’un embrayage qui patine : d’un côté, les héros-martyrs d’un intégrisme musulman conquérant à velléités purificatrices, de l’autre, les héros-martyrs de la presse occidentale, grands-prêtres de la démocratie. Or c’est certainement dans ce système symbolique que les penseurs de l’intégrisme cherchent à enfermer l’Occident afin que leur soient tendues les armes pour nous abattre. Charlie Hebdo a agité le drapeau rouge, les islamistes ont tiré dessus, l’Occident réagit en victime, la mécanique fatale se met en route. Plus que jamais, deux camps dogmatiques s’affrontent : celui de la foi – déformée – au Prophète, qui permettrait tout, et celui de la foi en la liberté d’expression, devenue une fin bonne en soi qui excuse tout au lieu d’être un instrument au service de la démocratie. Les islamistes l’ont bien compris : ils nous dictent le cadre de communication qui débouche sur l’escalade de la violence et nous, au lieu de rompre le cercle vicieux, nous empressons de nous y enfermer en forçant le trait.
Toujours au nom du dogme de la liberté d’expression, 24Heures de samedi-dimanche 10-11 janvier 2015 reprend la caricature de Charlie Hebdo, qui traite les intégristes de « cons » en mettant cette injure dans la bouche du Prophète. Dans le triangle bourreau (tantôt les intégristes qui tuent, tantôt la presse qui les ridiculise, selon le point de vue adopté), victime (tantôt les intégristes moqués, tantôt les journalistes agressés, toujours selon l’angle choisi), sauveur (les intégristes purifiant l’Occident en vengeant l’honneur du Prophète versus la presse apôtre de la virginité démocratique laïcisée), les acteurs glissent sans fin d’un rôle à l’autre et le dialogue est impossible, – exactement ce que veut l’intégrisme. Il en résulte une violence mortifère où chacun ne cesse d’accuser l’autre et de l’annihiler, que ce soit physiquement ou verbalement.
Quel gâchis ! N’y a-t-il pas de manière plus subtile de procéder sans mettre sciemment en danger des populations entières et favoriser les dissensions au sein même de nos Etats ? Ne faudrait-il pas, après un attentat comme celui-ci, s’arrêter, prendre le temps de réfléchir et d’analyser le fonctionnement de ce terrorisme, au lieu d’embrayer immédiatement sur le mode émotionnel ? Ne serait-il pas utile de se demander ce qui est sacré pour qui, pour quelles raisons, qu’il s’agisse de culture chrétienne, juive, musulmane, hindoue, ou autre ? Avant de caricaturer l’autre, demandons-nous si cela est utile au bien commun et favorise notre capacité à vivre ensemble.
Que les autorités et les médias s’enlisent dans le piège de l’émotionnel me navre. Et lorsqu’un journaliste de la RTS affirme le soir du massacre « Nous sommes tous des Charlie », je dis « non, stop » ! Je ne suis pas d’accord d’être assimilée à une attitude de désacralisation, d’irrespect et de négation de l’autre, quel qu’il soit, ni de tendre à autrui l’arme pour m’abattre. Et je refuse de perdre le sens des proportions en oubliant les milliers d’autres qui, dans le monde, tombent sous les coups de la folie humaine : il n’y a pas que la France sur la carte des deuils.
Anne Sandoz-Dutoit
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