LES MATHÉMATIQUES DU ROYAUME
Réalisée par des participants du programme 2024-2025,
une analyse d’un chapitre du livre de Marie Balmary,
Ce lieu que nous ne connaissons pas. A la recherche du Royaume,
Albin Michel, 2024, pages 39-78. Club Cèdres, 19 novembre 2004.
Préambule
Ce chapitre qui s’inscrit dans la dynamique d’une recherche peut être considéré comme la reprise d’une première étude de la parabole des talents (Mt 25/14-30) intitulée « L’accès à la joie » (in Abel ou la traversée de l’Eden, 1999). Plus profondément encore, cette parabole entre en résonance avec les recherches de l’auteure sur les récits mythiques de la création « Où Dieu ne fait que la moitié de son travail » (La divine origine, 1993), dans le sens où Dieu créa l’Adam, mâle et femelle, leur laissant le plaisir de découvrir dans leurs interactions leur identité propre d’homme, de femme, de… Plus encore, comparant l’activité divine dans le récit de la Genèse avec celle du maître des trois serviteurs, Marie Balmary constate que « Nous retrouvons le même schéma : don, puis développement du don par celui qui le reçoit pour qu’il puisse devenir celui qui a gagné autant qu’il a reçu. […] Le maître agit bien comme Dieu lui-même en un deuxième trait : il donne puis il s’absente. » (p 72) C’est aussi en comparant les deux récits que MB, remarquant que Dieu arrête de travailler le 7e jour, recourt à la symbolique des nombres pour exprimer la signification des deux récits. D’où le titre donné à la parabole : « Les mathématiques du Royaume ».
Marie Balmary, lectrice de la parabole
Pour mémoire, rappelons que MB écoute les textes comme elle écoute les analysants, c’est-à-dire dans leur langue maternelle…l’hébreu et le grec. Il s’ensuit que « des textes que nous croyions connaître pour [être] des textes obscurs, voire dépassés, révoltants, incompréhensibles ou écrasants, s’étaient montrés à nous sous un tout nouveau jour dès lors que nous les avions écoutés avec de nouvelles oreilles […]. Il suffisait que nous fassions confiance à la parole dans le texte, de la même façon qu’en psychanalyse, on se fie à un rêve ou un symptôme, un lapsus ou un oubli, puisque tout cela fait partie de la parole humaine, et qu’il y a du sens nouveau à trouver là » (Un accès à la joie in « Abel ou la traversée de l’Eden pp 57-58).
On pourrait comparer un texte à la bibliothèque d’un château. Cet univers boisé raconte une histoire, présente un aménagement harmonieux, cohérent. Mais une simple pression, parfois accidentelle, sur une minuscule pièce de bois suffit à faire pivoter une porte invisible à première vue, à première lecture…et c’est une autre histoire qui commence. Un nouvel univers s’ouvre devant nous et demande à être exploré. Ainsi en va-t-il de cette parabole des talents. Il suffit de presser sur un verbe – « il en va comme d’un homme qui, partant en voyage, appela ses serviteurs et leur confia ses biens » (25/14) – pour faire basculer la représentation traditionnelle, profondément imprégnée voire dominée par la peur suscitée par le sort du 3e serviteur, dans une nouvelle représentation où règne la joie de la créativité dans l’univers de la grâce.
Ce verbe qui fait dresser l’oreille dès le début…
V. 14 La TOB : …et il leur confia ses biens. On pourrait s’imaginer un voyageur dans un hall de gare disant à son ami : je te laisse ma valise, le temps d’aller composter mon billet à la machine. La démarche sous-entendrait que le voyageur va la récupérer bientôt et que, pour cet ami, la vigilance est de mise : surtout ne pas quitter des yeux un si précieux objet ; être prêt à le restituer intact le moment venu. Mais MB observe que le verbe grec utilisé – paradidomi – signifie remettre, transmettre, livrer, et non pas confier. Il s’agit donc d’une transmission, d’une remise sans reprise. Et c’est bien ainsi que les deux premiers serviteurs ont compris la démarche de leur maître. Car ils emploient le même verbe (paradidomi) pour parler des cinq et deux talents transmis au départ et dont il n’est plus question par la suite. Donné, c’est donné ! Et surtout pas donné à garder !!
De fait, ni le maître ni les serviteurs ne s’intéresseront plus aux talents définitivement remis, sauf le troisième serviteur, qui n’a manifestement pas digéré le talent reçu et a très mal vécu la démarche de son maître, prisonnier de la représentation qu’il s’en fait.
Cette découverte au ras du texte grec va provoquer une sorte de réaction en chaîne et remettre en question la traduction d’autres mots : « ses biens-uparchonta, littéralement, ce-sur-quoi-il-a-commande ; ou plus loin kai sunairei logon met’auton – au sens de faire un compte rendu ensemble au lieu de rendre des comptes ou régler ses comptes. C’est ainsi qu’à travers l’examen minutieux de quelques autres mots ou expressions, tel un film plongé dans un bain argentique, c’est une autre représentation de la parabole qui petit à petit se donne à voir. Par exemple, en interrogeant la formule « à chacun selon sa capacité », MB met en évidence qu’il n’y aucune injustice à la base de son initiative, les trois serviteurs ayant reçu chacun la même capacité pour doubler le capital transmis au départ.
En résumé (fortement)…, cette parabole pourrait être lue comme l’illustration de la parole johannique : « Je ne vous appelle plus serviteurs […] mais amis » (Jean 15). Alors comment s’expliquer que cette parabole, présentée comme L’accès à la joie soit dotée d’un pouvoir aussi anxiogène ? Pour MB, cela tient au fait que les traducteurs, au fil du temps, ont chaussé les lunettes du 3e serviteur pour l’analyser. Et l’auteure de s’interroger : « Comment s’étonner, alors que l’homme émancipé de nos démocraties qui n’a plus de maître absolu ni dans sa famille ni dans sa cité, comment s’étonner alors, que cet homme ne consente plus à cette religion de serviteurs pour l’éternité ? » (L’accès à la joie in « Abel ou la traversée de l’Eden p.77)
En quelques traits de génie, Sempé nous a dessiné et résumé l’ensemble du propos. Dans une immense église, aux voûtes vertigineuses, perdue au milieu d’un alignement de bancs tous plus vides les uns que les autres, une femme plutôt âgée prie à genoux, les yeux levés au ciel :
« Avec le capital génétique que vous m’avez alloué au départ, j’espère ardemment qu’au moment du grand bilan vous émettrez, en vérifiant les résultats, un sifflement admiratif ». Amen…
Pierre – Alain Chappuis. Notes du 19/11/2024 mises à jour le 29 juin 2025 à Blonay.