Dans l’un de ses livres, le philosophe Alain Badiou tient des propos corrosifs sur l’écologie (Le siècle, Le Seuil, 2005, p.246). A son avis, en l’absence d’une idée de l’homme, l’écologie ne peut que promouvoir un programme de survie d’espèces, où notre devenir « correct » est assimilé à celui des cochons et des fourmis ! Il ne peut en être autrement, précise-t-il, du moment que notre époque a dû enregistrer successivement la mort de Dieu et celle de l’homme. Le concept d’homme étant vide (en dépit de toutes les belles déclarations sur les droits de l’homme), on tombe dans un humanisme animal, propice à toutes les manipulations de la technologie proliférant. Par conséquent, l’écologie travaille vaillamment pour un monde de végétaux et d’animaux, d’autant plus accueillant à l’homme que celui-ci aura perdu tout profil original.
Ce n’est évidemment pas avec cette vision des choses que les participants du Club Cèdres ont, pendant une année, abordé la question de l’écologie, plus particulièrement de l’agriculture écologique et de ses réalisations. Le titre de notre programme, « l’Ecospiritualité », répondait d’emblée à Badiou en affirmant la nécessité de donner une « âme » à l’écologie. Il s’agissait de comprendre la relation à établir entre théologie de la création et respect actif pour la nature, à préciser les conditions de notre responsabilité et de notre engagement*. La remarque polémique d’Alain Badiou, qui focalise sur l’anthropologie, nous permet cependant de faire quelques pas de plus sur ce chemin.
Il est vrai qu’une action écologique sans vision de l’homme et de son avenir touche à l’absurde. A quoi servirait-il de sauver la nature et de préparer le suicide de l’humanité ? Certains mouvements écologistes radicaux attribuent une sacralité absolue à la vie biosphérique et défendent une égalité complète entre la nature et l’homme. Selon eux, il s’agit de s’identifier totalement aux rythmes naturels. Mais la bonne alternative à notre mode de vie énergivore et polluant est-elle vraiment de remplacer la « domination » tant dénoncée de l’homme par sa plate soumission ? Ce ne sont pas non plus les scientistes, qui soutiennent une conception purement naturaliste de l’homme, qui nous seront d’un grand secours pour élaborer la sauvegarde d’une création qui préserve également les générations futures. Nous avons besoin d’un avenir qui ne soit pas seulement biologique, mais culturel et humain. Il s’agit donc de souligner quelques traits essentiels d’une anthropologie qui permette au projet écologique de dépasser l’idée de créer une réserve naturelle mondiale, dépouillée d’histoire, statique, conservatrice.
L’humain auquel nous voulons croire est capable de travailler à la sauvegarde de la nature et il est lui-même digne d’être préservé ! Sans nier Darwin, cet humain est conscient de sa différence : il sait jouer avec les lois naturelles, il peut s’arracher au fatalisme que les cycles cosmiques engendrent dans son esprit et concevoir des projets, il fait histoire. Sa différence ne vient cependant pas tellement de la puissance qu’il est capable d’exercer, que du fait qu’il est et se sent investi de responsabilité. Ainsi l’expriment les récits de Genèse 1 et 2 qui, à leur manière mythique, le placent en vis-à-vis de Dieu, auquel il est redevable de liberté, d’autonomie et d’autorité. Mais il faut souligner que cette différence, si capitale soit-elle, n’est pas possédée telle une connaissance objective ; elle est vécue comme un double décalage, dont il lui faut sans cesse ressaisir le sens.
L’écologie est un thème qui suscite sa part d’émotions et dans son fameux « Principe responsabilité » le philosophe Hans Jonas fait jouer la peur pour motiver la société à s’engager. Mais c’est bien la raison, sa capacité de jugement et son pouvoir d’organisation dont l’écologie a le plus besoin. Il est nécessaire de ne pas opposer la raison aux sens et aux sentiments avec lesquels elle est en connexion et la défendre contre le dénigrement postmoderne qu’elle subit. La raison est plus profonde que la logique à laquelle on a voulu la réduire et porte plus loin que l’usage instrumental et technique qu’en a fait notre société industrielle. Suite à la mise en évidence de ses limites, la déception ne doit pas nous entraîner à l’écarter, alors qu’on n’a sans doute pas encore fait le tour de ses possibilités !
Quant à l’esprit ou à l’âme, pour reprendre la nomenclature traditionnelle, ils désignent des aspects plus personnels de l’homme, qui touchent sa conscience; par leur intermédiaire, il est capable de se porter vers les extrêmes limites de son être. Et s’il lui est impossible de les dépasser, rien n’empêche que Dieu lui-même, dans sa grâce, transgresse ces limites : que le Saint Esprit vienne « inspirer » l’esprit humain et la Parole « parler » à l’âme, des expressions dont le sens reste métaphorique.
Un autre trait anthropologique fondamental à mentionner consiste dans la façon dont l’humain appréhende le temps. Il en a une vision dynamique, comme un ordonnancement d’événements dont les racines sont dans le passé et dont il suppute les effets dans le futur. Peut-être le présentisme de beaucoup de nos contemporains, avides d’accumuler des expériences dans l’instant, ainsi que leur détestation du passé (et de l’histoire) leur rendent plus difficile d’avoir des prises de position réalistes pour le futur. Une conception linéaire du temps ne suffit pourtant pas à nous faire échapper à un présentisme étouffant : il nous faut une vision eschatologique, fléchée, orientée, qui active une espérance. Sans espérance, sans projection symbolique vers un avenir, l’homme reste le jouet des événements, il ne crée aucune culture et n’est sujet d’aucune histoire. C’est l’espérance qui fait de lui un auteur de la « durabilité ».
La figure de l’humain qui vient d’être esquissée suffit à contrer le pessimisme, voir le nihilisme, de Badiou : il y a une différence en l’humain qui nous oblige à ne pas le ranger sans autre parmi les cochons et les fourmis. L’homme n’est pas encore tout à fait mort ! La réflexion écologique nous rappelle cependant une interdépendance qu’on a voulu oublier : en perturbant la création, l’homme attente à lui-même, et en essayant de la réparer, il se fait du bien à lui-même.
— René Blanchet
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L’engagement écologique de Cèdres Formation se poursuivra dans le cadre du GRES, Groupe pour l’écologie et la spiritualité, dont la 1re rencontre est fixée le 23 septembre 2014, de 18h30 à 21h30, ch. des Cèdres 5, 1004 Lausanne. Invitation aux personnes intéressées.