Par Jean-François Habermacher.

Pourquoi parler de soi ou raconter sa vie? Nombreux sont celles et ceux qui, aujourd’hui, se racontent et dévoilent leur vie, sans pudeur ni modestie, dans des livres et des journaux. Autobiographie, récits biographiques font recettes. Dans un ouvrage paru il y a quelques années déjà (Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007), Christian Salmon analyse l’engouement actuel pour la narration de soi. Il observe comment les nouveaux communicateurs et les politiciens actuels fabriquent des histoires pour influencer voire manipuler les esprits. Cette nouvelle «arme de distraction massive» travaille d’abord sur le plan émotionnel, elle parle au cœur plus qu’à la raison et mélange allègrement fiction et réalité.

Quand le Pentagone et Hollywood travaillent ensemble (par exemple autour du 11 Septembre…), le monde ne change pas; mais ce qui change, c’est notre perception et notre adhérence à la réalité…

Dès lors faut-il congédier la narration et les histoires de vie? Ou correspondent-elles à un besoin, à une disposition fondamentale de l’être humain? Pourquoi donc valoriser l’expression de soi et dévoiler des éléments de sa trajectoire de vie?

Raconter, c’est construire son identité

La narration de soi permet à tout un chacun de décliner et déployer son identité. Je ne connais pas quelqu’un par une définition abstraite, mais en découvrant ce qu’il dit de lui, en l’écoutant raconter son histoire… Notre identité est de forme narrative. Nous venons tous de notre histoire. C’est elle qui a forgé ce que nous sommes aujourd’hui.

Que se passe-t-il lorsque je raconte mon histoire? J’active une capacité, un pouvoir propre. Je mobilise le pouvoir de dire JE. A sa manière, Sartre (comme bien d’autres avant lui) l’avait compris: «Il y a ce que les autres ont fait de moi, mais il y a ce que Je peux faire de ce que les autres ont fait de moi». Mais, et c’est là le point essentiel, si je peux dire Je, c’est qu’un/une autre, un jour, m’a dit Tu. «Il n’y a pas de gène qui me permette de dire Je. Si je puis dire Je, c’est qu’on m’a dit Tu» (Albert Jacquard). L’être humain est un être qui, à l’origine, est précédé par le regard, par la parole d’un autre. Il est en don d’autrui (en dette aussi, pour le meilleur et pour le pire)…

Notre identité, ce que nous sommes au plus profond de nous-mêmes, n’est donc pas seulement narrative, mais elle est relationnelle. Elle se joue dans la structure JE-TU. L’identité narrative est en quelque sorte précédée, portée, innervée par une composante relationnelle. Si je peux raconter mon histoire, c’est parce que quelqu’un, un jour, par sa parole, par sa présence, par sa différence, m’y a appelé. Et c’est aussi parce que quelqu’un, aujourd’hui, entend mon récit, l’accueille, le valide ou lui fait crédit.

On peut alors risquer une première définition de l’identité: mon identité, c’est l’histoire de mon Je, dans ses liens, ses relations aux autres, à ces données tant individuelles que collectives qui me portent, me constituent et me précèdent. Et que je construis en les racontant…

Toutefois, si, d’une certaine manière, je suis ce que je raconte, il subsistera toujours un décalage entre ce que je dis et ce que je suis : pas de transparence de soi à soi-même; pas de toute-puissance du sujet parlant… Mon identité relève d’une énigme et d’un mystère. Il y a, en moi et dans mon histoire, de l’inconnu (que je peux connaître) et de l’inconnaissable (qui toujours m’échappe et me déborde)…

C’est pourquoi, il existe aussi une seconde manière de parler de l’identité. L’apôtre Paul l’évoque en ces termes :

  • Ga 3.28: «En Christ, il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme». Paul initie un dépassement des appartenances, des matrices et des formats qui, dans l’Antiquité, définissaient les identités : la langue, le sexe, la culture, le statut social, la condition d’homme libre ou d’esclave, le lien à une nation privilégiée, à un peuple élu… La Loi des Juifs, la Connaissance et la Sagesse des Grecs, le Droit des Romains définissaient l’identité aussi bien individuelle que collective. Cependant, aux yeux de l’apôtre des Nations, la figure du Christ relativise ces principes et conventions sans pour autant les congédier.
  • 1 Co 15.10: «C’est par la grâce de Dieu que je suis qui je suis». Ce qui me constitue, ce qui fait que je suis qui je suis, ce ne sont plus les critères donnés ou imposés par une culture, une civilisation, mais un acte de bienveillance à mon égard. Ce que je suis, je le suis non par mes racines, mon héritage, mes compétences ou mon statut, mais par un acte de pure libéralité. Mon identité, je ne la (dé-)tiens pas ; elle ne m’appartient pas, elle m’est donnée, elle ne dépend ni de privilèges sociaux, ni d’aucune capacité personnelle, sinon celle de pouvoir le reconnaître et l’accueillir. Plus besoin de s’adosser à une tradition pour donner des garanties ou montrer ses lettres de noblesses. Paul fonde ainsi l’universalité en nous libérant de la «libido d’appartenance» qui dresse et oppose si facilement les hommes entre eux. Paul opère ainsi un décrochement entre identité et appartenance. Les propos de l’apôtre anticipent et préfigurent la naissance d’une société «d’egos égaux» dans laquelle les valeurs de la subjectivité et de l’égalité sont de mise et annoncent les Temps modernes…

Raconter, c’est interpréter et produire du sens…

Raconter, c’est « faire mémoire de sa vie »; c’est entrer dans un travail de re-mémoration, de récollection (reprise d’événements vécus pour trouver ce qui les réunit et les unifie) qui n’est pas simple sommation ou juxtaposition factuelle d’événements, mais authentique relecture et interprétation. En racontant, je donne forme, je construis, je configure mon histoire, j’entre dans le travail infini du sens, dans la mise en forme, en mots de ma vie… Raconter, c’est toujours produire du sens.

Comment construit-on son histoire ?

Un psychologue américain, Dan McAdams, a repéré que dans ce travail de configuration de nos vies, nous recourons à des figures organisatrices de sens, à des mythes porteurs, à des images directrices…

Pour se raconter, chacun prend appui (de manière consciente et inconsciente) sur des archétypes, sur des figures d’identification que McAdams va emprunter à la mythologie grecque. Selon ce modèle, nous aurons ainsi tendance à raconter et à construire nos vies selon des :

  • figures féminines de communion (Demeter ou le service de l’autre)
  • figures masculine de maîtrise : Zeus ou le pouvoir de la connaissance et de la sagesse
  • figures mixtes : guérisseur, enseignant, arbitre…

Ainsi, lorsque j’avais 16 ans, ma vie trouva sens, orientation et dynamisme grâce à la figure emblématique d’un pionnier de l’aviation, Jean Mermoz que Joseph Kessel raconta dans un livre du même nom. Ce héros des débuts de l’Aéropostale donna consistance et direction à ma vie. Il fonctionna comme une figure organisatrice de sens, comme un imaginaire personnel, porteur de sens, de valeurs et d’actions. Normal pour un garçon, dira-t-on…

Et pour celles et ceux qui ont baigné dans une culture biblique, on pourrait se demander quels sont les auteurs de la saga biblique qui les ont influencé ? Avec quels personnages nous sommes-nous peut-être identifiés et avec quels effets ?

De nos jours, après la fin des grands récits et avec les avancées de la «sécularisation», quels sont les figures, les héros à partir desquels nos contemporains envisagent leur vie, construisent leur identité personnelle et communautaire ? Quels sont les «mythes individuels et collectifs» qui se dégagent aujourd’hui des émissions de téléréalité comme Loft Story, Koh Lanta, L’île de la Tentation, The Voice ou Plus belle la vie… ? Selon le sociologue polonais Zygmunt Bauman, les mythes personnels, les valeurs implicites que suggère notre « société liquide » sont d’abord et surtout la prudence et la méfiance. L’homme contemporain n’est certes pas « sans qualités », mais il est devenu « sans liens ». L’autre est vu d’abord comme un concurrent potentiel : la vie est un jeu dur pour des gens durs ! Etant donné que les humains sont perçus comme des concurrents, il s’agit de les faire trébucher et tomber, voire de leur tendre des pièges. Aux dires de notre sociologue, ces jeux et reality shows reflètent le principe de survie et de la jetabilité des humains: «Ce qui compte finalement, c’est que je m’en sorte…». Avec ce retour en force du principe de «sélection naturelle», les processus d’associativité, de collaboration, de solidarité sont bottés en touche.

Si nous venons de notre histoire, d’où vient notre spiritualité… ?

L’être humain n’est pas une plaque de cire vierge sur laquelle viendraient se ficher des conceptions abstraites et des idées hors-sol… Le fait de vivre précède toujours le fait de penser. La pensée est donc seconde et s’inscrit inévitablement dans des réalités d’existence.

Nos images de «Dieu», de la foi, de la spiritualité sont elles aussi en synergie avec notre histoire de vie. Nos options spirituelles, nos conceptions théologiques sont étroitement liées à ce que nous avons vécu. Découvrir l’existence de ces liens peut nous aider à mieux comprendre notre propre positionnement et celui de l’autre, les raisons qui amènent les hommes à voir les choses de telle ou telle manière. Cela donne un fond d’humanité à nos convictions religieuses, philosophiques ou spirituelles. Elles perdent quelque chose de leur tranchant atemporel, de leur vérité absolue et indiscutable…

Un exemple personnel pour conclure : je viens d’une famille où j’ai dû passablement batailler pour faire reconnaître mes initiatives, mes besoins, mes désirs, où j’ai eu le sentiment que je devais lutter pour me faire entendre et reconnaître.
Ce n’est donc pas pour rien que, durant mes études, sans que je sois conscient de cela à l’époque, j’ai été fasciné par la «justification par la foi», c’est-à-dire par le fait que l’homme devant «Dieu» est reconnu gratuitement, pour rien, que son existence est en quelque sorte validée au principe, portée par un acte de sollicitude, par un regard de bienveillance…

Après coup, j’ai pris conscience que j’avais été marqué par la théologie de ce qui, à un moment donné, avait fait défaut à ma vie. D’où cette question qui m’accompagne aujourd’hui encore : «N’aurions-nous pas la théologie et la spiritualité de ce qui nous a manqué?»

Illustration: HikingArtist.com sous licence CC by-nd