Par Ariane Baehni, enseignante au Séminaire de culture théologique.
Devenir pasteur, c’est revêtir une fonction qui, comme un vêtement inhabituel, demande à être retouché, apprivoisé et habité. Pendant ces premiers mois, je découvre qu’être pasteur, c’est d’abord bénéficier d’une confiance inouïe de la part des êtres humains rencontrés. C’est incarner une personne ressources qui cristallise le besoin de se dire en vérité. Cela ne pas toujours de soi.
Epouse, mère de famille, active pendant quelques décennies dans le monde économique, je croyais avoir une vision exhaustive des difficultés que les hommes et les femmes rencontrent. Travaillant dans le tourisme, j’avais eu l’occasion de partir à la rencontre de cultures différentes, et d’être confrontée au dénuement, à la souffrance et au désespoir. Lorsque j’ai repris la paroisse dans laquelle je suis active, je savais que j’allais voir et entendre des personnes au parcours émouvant. La réalité est bien plus intense : je n’avais jamais imaginé l’ampleur de la détresse humaine dans notre pays.
Le village dans lequel je suis en poste bénéficie d’une équipe de visiteurs créée à l’initiative de plusieurs partenaires. Chapeautée par un comité de quatre personnes, dont l’assistante sociale du CMS, l’équipe est composée d’hommes et de femmes, une trentaine, qui s’engagent pour accompagner, souvent très concrètement, des personnes âgées, isolées et malades, de manière régulière et sur la durée. Ces accompagnements débouchent souvent sur de belles histoires d’amitié et parfois, les rôles s’inversent, lorsque l’accompagnant traverse une période difficile. Il arrive aussi qu’une personne qui a bénéficié d’un accompagnement pendant un moment, souhaite rejoindre notre équipe, lorsque son parcours s’allège et qu’elle a, à son tour, des ressources à offrir.
Dans le cadre de cette équipe, ma collègue de la paroisse voisine et moi sommes présentes et on fait appel à nous dans des situations particulières, par exemple lorsqu’il est nécessaire de constituer une équipe d’aide pour une personne sur une durée limitée, par exemple aider une jeune maman pendant une période de maladie. Mais c’est surtout dans les situations aigües, que ces bénévoles nous considèrent comme le dernier recours, comme celles qui, d’abord par leur appartenance à l’humain, sont porteuses de vie mais aussi parce que nous pouvons l’affirmer, l’incarner, la rendre visible, concrètement par notre appartenance à l’Eglise. Ne me demandez pas comment cela se fait, je peux simplement témoigner que par la fonction que nous assumons, le message, même sans brandir des versets bibliques à tour de bras, est entendu. Entendu mais pas toujours accepté. Cela arrive, souvent, que notre présence soit insupportable car elle rappelle l’absence de Dieu. Ce n’est pas à moi de prendre la défense de Dieu, il est bien plus doué que moi pour cela. Mon travail est d’être témoin de ces personnes et de les voir, vraiment. En quelques semaines, j’ai compris qu’il y a vraiment en Suisse et pour des raisons différentes, une société à plusieurs vitesses. Et que si je souhaite poursuivre le ministère, je dois accepter que c’est ainsi et que je suis impuissante à y remédier.
La première étape pour moi est effectivement l’acceptation de l’impuissance. Mon maître de stage m’avait prévenue: «N’essaie pas de sauver le monde. Il est déjà sauvé». Accepter l’impuissance ne protège toutefois pas des émotions. Ce chemin de douleur qu’on partage, entre empathie et sympathie, nécessite une discipline et une lucidité que je n’ai pas encore acquises.
La seconde, c’est de me mettre en colère et pouvoir la dire à Dieu. Mes prières sont depuis quelques temps bien moins respectueuses et je ne me prive pas de râler, de crier et de réellement me fâcher contre Celui dont je ne connais presque rien mais dont j’aimerais tant qu’Il fasse, plus.
A l’heure où j’écris ces lignes, c’est la pensée du Christ souffrant avec eux et pleurant avec moi qui m’accompagne et aussi, le besoin de suivre son regard, lorsqu’il se déplace sur la beauté. Celle de la personne, d’abord, dans son courage, sa fragilité et sa capacité de confiance. Celle de la situation ensuite, lorsqu’un réseau de solidarité se constitue.
A suivre…
Photo: CC by-nc-nd par nicdalic